« Sine sanguinis effusione non fit remissio (Hébr., 9.22) : Sans effusion de sang, il n’y a pas de rémission. »
Ce fait historique, constaté par l’Épître aux Hébreux et qui ressort de la considération de la Loi mosaïque, peut être érigé en principe établi par Dieu dès qu’Adam eut commis son péché. A une faute aussi grave, qui méprisait l’autorité divine et sortait d’un orgueil exalté, il ne pouvait être apporté de réparation suffisante, suivant la sainteté de Dieu accordée avec sa justice, que par l’immolation, la destruction du coupable. Mais encore le coupable même n’était-il pas trop petit, trop misérable, pour que, en répandant son sang, en prodiguant sa vie, il pût racheter son crime, mériter le pardon, obtenir surtout le retour de l’amitié divine et la réintégration dans les droits qu’il tenait de la bonté de son Créateur? Cependant l’offensé, malgré sa juste colère, voulait, dans sa clémence, tout cela. Et c’est pourquoi cherchant un membre de la race humaine qui fût une victime digne de lui et de pareils résultats, et ne le trouvant pas, il se résolut à envoyer son Fils formé de la femme, assujetti à la Loi, pour racheter ceux qui étaient sous la Loi et pour nous conférrer l’adoption (Galat., 4)- Dès lors ce Fils, revêtu de la chair humaine, était condamné à la mort sanglante, et l’arrêt se trouvait vérifié : Sans effusion de sang, il n’y a pas de rémission.
Est-ce par suite d’une révélation plus complète que celle qui nous a été conservée par la Genèse, — ou d’une impression profonde faite jusqu’au fond le plus intime de l’âme humaine ? Est-ce par une conclusion logique tirée de l’analyse de la faute et de la juste appréciation des rapports de Dieu et de l’homme ? Toujours est-il que nous voyons ce même principe,— la nécessité de l’effusion du sang, — inscrit dans les religions les plus anciennes dont nous ayons connaissance. Ce n’est pas toujours, — quoique ce soit souvent, — le sang humain, sang de son esclave, de son prisonnier, de son fils même, que, le substituant au sien, versera le coupable ou le suppliant. C’est du moins le sang de l’animal qui lui appartient, et qui, étant son bien, participe en quelque manière de lui-même. Par cette effusion, aveu de sa dépendance absolue vis-à-vis de la divinité, l’homme adore, demande, implore, expie. Iphigénie est égorgée sur l’autel de Diane, pour obtenir à l’armée grecque une heureuse traversée ; la fille de Jephté paie de son sang la victoire de son père ; Abraham lui-même, par le sacrifice, non consommé, mais voulu, d’Isaac, mérite une postérité nombreuse comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est au bord de la mer (Gen., 22.17 ). Les holocaustes inondent de leur sang les parvis des temples. Dieu enfin: règle de son autorité suprême les sacrifices sanglants de son peuple. Comme le dit l’Épître aux Hébreux, presque tout, selon la Loi, est purifié avec le sang ; sans effusion de sang, il n’y a pas de rémission.
Mais, chez le peuple juif, tout arrivait en figure (I Cor. 10.11 ). Sacerdoce et sacrifices, héros, événements, tout n’était qu’une représentation anticipée, un symbole des grandeurs, des sublimités de la Loi nouvelle. Toutes les immolations préfiguraient l’immolation suprême et suprêmement efficace de l’unique et divine Victime que Dieu s’était désignée et préparée dès le commencement. C’est elle qui devait répandre le Sang rédempteur dont tous les autres sangs tenaient leur minime et insuffisante efficacité, le Sang dont la pourpre, plus éclatante que le soleil, couvrirait, et laverait toute l’iniquité humaine. Ainsi Dieu, qui par une substitution mystique avait donné au sang des boucs et des génisses sa vertu expiatrice, substituait encore, — par quelle merveille ! avec quelle suréminente ! — son propre Fils incarné à la race humaine dont il était le Premier-né. L’Adam nouveau expiait, rachetait, réparait divinement la faute orgueilleuse de l’ancien Adam. Le sang dont il s’inondait inondait en même temps tout homme venant en ce monde et lui rendait, avec l’amitié de Dieu, la grâce et la gloire perdues.
Il n’y a pas de souvenir qui vaille celui-là et qui mérite d’être autant fêté. L’Église n’a pas manqué à ce devoir de reconnaissance. Elle a chanté le Sang divin dans les saintes Lettres ; saint Paul particulièrement en a été le poète inspiré. Mais encore sa liturgie saisit toute occasion d’adorer et de célébrer le Précieux Sang de Notre-Seigneur, quand le cours de l’année ramène le souvenir d’une de ses effusions salutaires. Voici la Circoncision, qui en répand les premières gouttes, suffisantes déjà, par elles seules, à sauver des mondes. Voici, au Carême, — aujourd’hui, il est vrai, seulement en quelques lieux, — l’office consacré à la Flagellation, au Couronnement d’épines, au Crucifiement. Voici surtout la semaine sainte, où l’Église vit uniquement de la contemplation du cruel, touchant et bienfaisant mystère de la Croix. Voici encore la Fête-Dieu, qui se réjouit de la prolongation mystique et quotidienne, sur l’autel, du sacrifice lointain du Calvaire. Et enfin voici la fête du Sacré-Cœur : les dernières gouttes du Sang divin s’échappent par la blessure symbolique qui nous ouvre le plus tendre et le plus assuré refuge.
Toute cette auguste liturgie, où règne le souvenir du sang répandu pour le monde, se concentre au reste et se résume dans la sainte messe, gage d’un amour extrême et touchant au delà de toute conception humaine. Jésus revenant parmi nous pour renouveler, sinon son immolation, du moins son offrande, présentant à notre adoration extasiée son Corps et son Sang, dont la mystérieuse séparation rappelle si vivement l’oblation réelle qui les arracha l’un à l’autre, voilà ce que chaque jour, chaque heure, chaque moment remet sous nos yeux. C’est la véritable fête du Précieux Sang, avant la fête éternelle qui sera offerte à l’Agneau du sacrifice par les anges et les élus : Et je vis, et voici qu’au milieu du trône et des quatre animaux et au milieu des vieillards, un Agneau était debout ; il semblait avoir été immolé… Puis je vis et j’entendis autour du trône… la voix d’une multitude d’anges… Ils disaient d’une voix forte : « L’Agneau qui a été immolé est digne de recevoir la puissance, la richesse, la sagesse, la force, l’honneur, la gloire et la bénédiction. » — Et toutes les créatures qui sont dans le ciel, sur la terre, sous la terre et dans la mer,… je les entendis qui disaient : « A Celui qui est assis sur le trône et à l’Agneau, « louange, honneur, gloire et puissance dans les siècles des siècles » (Apoc. 5.6-13 ). »
Pourtant il a paru bon à la sainte Église, malgré toutes ces fêtes, en attendant la réalisation de ces espérances, de consacrer encore au divin Sang une solennité où seraient célébrées et chantées toutes ses effusions ensemble. En 1848, alors que Pie IX, délivré de la révolution par la France, se demandait comment il remercierait Dieu qui lui avait donné la double joie de la victoire, et de la victoire par sa Fille aînée, il lui sembla ne pouvoir mieux le faire qu’en ordonnant une fête nouvelle en l’honneur du Précieux Sang. Lorsqu’il avait quitté Rome, quelques mois auparavant, il avait recommandé pieusement l’Église à son Chef invisible, de qui il réclamait une intervention rapide et triomphante. Jésus avait répondu à la prière de son vicaire : la meilleure reconnaissance du bienfait serait d’inviter tout le peuple chrétien à s’en dire redevable au Sang sauveur, parmi de solennelles réjouissances. Ce témoignage de foi et de gratitude dut alors se rendre au premier dimanche de juillet. Le remaniement du calendrier ecclésiastique, ordonné par le pape Pie X, a conduit à changer sa date : désormais elle est fixée au premier jour du même mois ».