I. Nous ne pouvions, ce me semble, mieux commencer le mois de janvier et l’année civile que par la Circoncision de Notre-Seigneur et le très-saint Nom de Jésus qui lui fut donné en cette circonstance.
Par la Circoncision, il répandit pour nous les premières gouttes de son sang ; par le nom de Jésus, qui signifie Sauveur, il fut engagé à verser tout le reste sur l’arbre de la croix pour notre rédemption : nous trouvons donc en ces deux mystères les plus riches étrennes, les présents les plus avantageux que nous puissions souhaiter. Saint Luc, le seul des Évangélistes qui ait parlé de ce trait de la vie du Sauveur, n’en a dit que quelques mots : Huit jours étant écoulés depuis la naissance de l’Enfant, il fut circoncis et on le nomma Jésus, comme l’ange l’avait nommé avant même qu’il fût conçu dans le sein de sa Mère. Mais il faut en traiter un peu plus amplement.
Disons d’abord ce qu’était la Circoncision. Quatre cent six ans ou environ avant la promulgation de la loi de Moïse, Dieu, voulant se préparer un peuple qui lui fût propre et qui, au milieu de la corruption générale de toutes les nations plongées dans l’idolâtrie, fit profession publique de le connaître, de l’adorer, de l’aimer et d’obéir à ses commandements, choisit Abram, fils de Tharé, pour en être la tige. Abram était alors dans sa centième année, et Saraï, sa femme, dans sa quatre-vingt-dixième. Dieu leur assura néanmoins qu’ils auraient un fils dont la postérité serait aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que les grains de sable qui sont au bord de la mer. En témoignage de quoi il ne l’appela plus Abram, mais Abraham, qui signifie père d’une grande multitude ; il n’appela plus sa femme Sarai, mais Sara, qui signifie souveraine. Et afin que ce peuple, qu’il lui promettait, fût distingué de tous les autres peuples du monde, et qu’il eût sur son corps la marque et le caractère de son élection, il fit cet accord avec ce saint patriarche, que tous les enfants mâles, qui naîtraient de lui dans la suite des temps, seraient circoncis le huitième jour après leur naissance : Voici, lui dit-il, l’alliance que je fais avec vous et avec vos descendants, et le pacte que vous devez inviolablement observer : tout enfant mâle sera circoncis au huitième jour. Celui qu’on n’aura pas circoncis sera exterminé, parce qu’il aura violé mon alliance.
Depuis, Dieu, donnant sa Loi sur la montagne de Sinaï aux descendants d’Abraham, au peuple d’Israël, y inséra ce même commandement : L’enfant mâle de huit jours sera circoncis. Aussi ce peuple a toujours été fort religieux observateur de cette pratique, tenant même pour une chose ignominieuse de n’être point circoncis ; parce que c’était n’avoir point de part à cette sainte et glorieuse alliance avec Dieu. Comme les Grecs appelaient, par mépris, barbares les hommes de toutes les autres nations, de même les Juifs les appelaient des incirconcis, et ne voulaient avoir avec eux aucune espèce de relation.
Dieu ne se contenta pas d’ordonner la Circoncision comme marque de son alliance ; il l’institua en même temps comme un Sacrement, pour effacer le péché originel, que les enfants contractent par leur génération, et dont ils sont souillés lorsqu’ils viennent au monde. Il est vrai qu’il y avait déjà un remède à ce mal : c’était une autre cérémonie sacrée, par laquelle les parents, attestant leur foi au Messie et à la rédemption qu’ils attendaient, procuraient à leurs enfants le bienfait de la justification et de la grâce ; et ce remède a toujours duré jusqu’à l’institution de notre Baptême, pour les filles et aussi pour les enfants mâles qui étaient en danger de mort avant de pouvoir être circoncis. Mais il n’eut plus lieu à l’égard des autres enfants mâles, dès que Dieu eut ordonné la Circoncision, à laquelle seule fut alors ; attachée la rémission du péché d’origine. Aussi les saints Docteurs, et parmi eux saint Grégoire, pape, disent qu’elle produisait à peu près le même effet que produit maintenant le sacrement de Baptême ; il y avait néanmoins entre l’une et l’autre une différence : le Baptême régénère et produit la grâce par sa propre vertu, c’est-à-dire par une vertu que Notre-Seigneur lui a communiquée comme à son propre instrument ; au contraire, la Circoncision n’était qu’une cérémonie en vertu de laquelle Dieu, ayant égard à la future passion de son Fils qu’il voyait représentée par avance dans cette profession de foi, opérait par lui-même et sans nul instrument le bienfait de la régénération ; donc elle était simplement le signe de la grâce et non la cause efficiente de la grâce. Dieu se servit de cette cérémonie de la Circoncision préférablement à toute autre : d’abord pour avertir continuellement son peuple qu’il devait travailler sans relâche à sa circoncision spirituelle, c’est-à-dire à réprimer ses affections déréglées, sa convoitise, et à retrancher ses vices, et surtout celui de l’impureté, dont le domaine est plus violent et le feu plus difficile à éteindre que celui des autres ; ensuite, pour figurer que, dans la nouvelle alliance, on ferait profession d’une circoncision parfaite, par laquelle on se détacherait de toutes les choses de la terre, pour n’aspirer plus qu’aux choses du ciel ; par laquelle aussi on mourrait entièrement à soi-même, pour ne plus vivre qu’en Dieu et pour Dieu.
Il est certain que Notre-Seigneur n’était point sujet à cette loi de la Circoncision, et que la sainte Vierge ni saint Joseph n’étaient point obligés de le circoncire. Il était sans doute, en tant qu’homme, capable de recevoir des ordres ; car il assure lui-même dans l’Évangile que son Père lui a fait des commandements, et qu’il est très-exact et très-ponctuel à les observer, et toute la théologie reconnaît, après le Docteur Angélique, qu’il avait, entre autres, reçu le commandement de racheter les hommes et de se sacrifier pour leur délivrance ; saint Paul dit qu’il s’est rendu obéissant jusqu’à la mort, et même jusqu’à la mort de la croix. Mais pour la loi de la Circoncision, aussi bien que pour toute la loi de Moïse, elle ne l’obligeait à rien, parce que n’ayant été faite que pour préparer les hommes criminels et captifs au bienfait de leur rédemption, elle ne pouvait atteindre leur propre Sauveur et Rédempteur, Celui qui n’avait point de part à leur captivité ni à leurs crimes. Et, certes, nulle des raisons de la Circoncision n’existait en sa personne. Il n’en avait pas besoin comme d’une marque et d’un caractère qui le distinguât des infidèles et des Gentils, puisque l’onction de sa divinité et sa filiation naturelle avec Dieu, le distinguaient absolument de tous les hommes, et le mettaient dans un ordre infiniment élevé au-dessus de toutes les créatures. Il n’en avait pas besoin comme d’un sacrement pour la rémission du péché originel ; car, non-seulement il n’avait point contracté ce péché, mais il était impeccable, et il était venu au monde pour détruire et exterminer le péché. Il n’en avait pas besoin comme d’un avertissement continuel de travailler à la circoncision spirituelle ; n’ayant rien en lui-même que de très-saint, de très-parfait et de très-accompli, il n’avait rien qui dût être retranché ou circoncis. Enfin, il n’en avait pas besoin pour figurer la Circoncision parfaite de la loi nouvelle, puisqu’il devait montrer cette circoncision dans toute sa réalité, et en donner un modèle dans sa vie pauvre, humble, souffrante, dans sa mort cruelle et ignominieuse.
Cependant il a été très-convenable qu’il s’assujettit à cette loi de la Circoncision pour plusieurs raisons que saint Épiphane a signalées dans son livre Ier des Hérésies :
1° pour montrer qu’il était véritablement homme, et que son corps était de même substance et de même nature que les nôtres ; car il devait naître des hérétiques qui combattraient cette vérité : les Manichéens, qui ne lui ont donné qu’un corps fantastique ; les Apollinaristes, qui lui ont attribué un corps de substance divine ; et les Valentiniens, qui lui en ont attribué un d’une matière céleste ; il était à propos qu’il munît contre eux son Église, en lui donnant des marques évidentes de la sensibilité de son corps.
2° Pour faire voir qu’il n’improuvait pas la Circoncision, qui était le grand Sacrement des Juifs et l’entrée dans leur religion, de même que le Baptême est l’entrée dans l’Église chrétienne ; mais qu’au contraire il l’approuvait comme une cérémonie très-religieuse et qui était d’institution divine : car les mêmes Manichéens et d’autres hérétiques devaient un jour condamner cette observance et toutes les autres cérémonies de la loi, et dire que ce n’était pas Dieu, mais le démon qui en était l’auteur. Il ne pouvait mieux détruire ces erreurs que par son assujettissement volontaire à ces cérémonies ; car le Fils de Dieu n’aurait point observé une loi qui n’aurait pas eu Dieu pour principe.
3° Pour témoigner qu’il était de la race d’Abraham, et un véritable Israélite ; la Circoncision en était la marque et le signe perpétuel. En effet, il était très-important, et même nécessaire, qu’il fût reconnu pour tel. Les Juifs savaient que leur Messie devait descendre d’Abraham, et qu’il était ce Fils en qui Dieu avait promis la bénédiction de toutes les nations ; s’ils n’avaient reconnu le Sauveur pour l’un de ses descendants, ils auraient prétendu être légitimement dispensés de le recevoir pour Messie ; ce qui aurait mis un grand obstacle à la propagation de l’Évangile.
4° Pour nous porter, par cet exemple, à obéir promptement et avec joie aux commandements de Dieu et aux ordres de nos supérieurs, quelque difficiles qu’ils nous paraissent. Rien ne nous prêche-t-il mieux l’obéissance que la vue de ce souverain Seigneur ne faisant point difficulté de se soumettre, quoiqu’il n’y fût point obligé, à la Circoncision, cérémonie si rigoureuse et si infamante ?
5° Pour s’humilier et s’anéantir pour nous jusqu’à la dernière extrémité. C’était déjà une grande humiliation que, étant Dieu, il se fût fait homme ; que, Sagesse éternelle et infinie, il fût réduit à l’état d’enfant; que, Maître de toutes les richesses, il se fût rendu pauvre et indigent; et que, impassible et immortel, il fût exposé à souffrir et à mourir. Mais cette humiliation a été bien plus loin dans le mystère de la Circoncision, puisque étant le Saint des Saints, il s’est fait, non pas pécheur et criminel, car cela lui était impossible; mais, comme pécheur et comme criminel, prenant la marque de pécheur et le remède qui avait été ordonné ; pour la guérison du péché. Par là il nous à appris à être humbles, et a confondu l’orgueil des enfants d’Adam, qui commettent aisément le péché, mais n’en veulent pas porter la honte et l’ignominie ni paraître et être appelés pécheurs.
6° Pour commencer, dès cet âge si tendre, à répandre son sang pour nous, et à exercer en notre faveur son divin office de Sauveur et de Rédempteur, il était arrêté dans les secrets conseils de la divine Providence qu’il ne s’exposerait point à la cruauté des fouets, des épines, des clous et de la lance, qui devaient épuiser ses veines et lui ôter tout son sang, avant d’avoir atteint l’âge de 33 ans, et avant d’avoir prêché de vive voix son Évangile. Mais son amour envers nous était trop grand pour attendre un si long terme ; il a voulu d’abord nous donner des gages assurés de ce qu’il nous préparait, et, par une première et légère effusion de son sang précieux, nous faire connaître l’excellence du prix qu’il destinait à notre rançon, afin de nous exciter plus puissamment à l’aimer, et afin que nous lui puissions dire : Ô saint Enfant, si vous faites tant pour nous dans un âge si tendre, que ferez-vous lorsque vous serez dans un âge parfait et accompli ?
Enfin, il devait être circoncis pour émousser dans sa chair le couteau de la Circoncision, et, en donnant à cette observance charnelle une honorable fin par la bonté qu’il avait d’y assujettir son corps, la changer en une Circoncision spirituelle. C’est aussi ce qu’il a heureusement exécuté; car la Circoncision de la chair est morte en Jésus-Christ, et la Circoncision de l’esprit a commencé par Jésus-Christ. Celle-là était pour les Juifs qui étaient des hommes charnels ; et celle-ci pour les chrétiens, enfants d’Abraham selon l’Esprit. C’est pourquoi l’apôtre saint Paul dit : C’est nous qui sommes les vrais circoncis, nous qui servons Dieu en esprit, qui nous glorifions en Jésus-Christ, et qui ne mettons pas notre confiance en la chair ?. Et ailleurs : Vous avez été circoncis en Jésus-Christ, non d’une Circoncision faite de la main des hommes, mais de la Circoncision de Jésus-Christ, ayant été ensevelis avec lui par le Baptême, et étant ressuscités avec lui par la foi. Moïse et Jérémie avaient recommandé aux Israélites cette sorte de Circoncision comme à des Chrétiens par anticipation, leur disant : Ne vous contentez pas de la Circoncision de votre chair, mais travaillez à circoncire votre cœur ; c’est-à-dire à en retrancher toutes les superfluités et tous les dérèglements. Cette Circoncision se doit étendre sur tout notre intérieur et sur notre extérieur ; de sorte que nous ne souffrions rien ni dans notre esprit, ni dans notre volonté, ni dans notre appétit, ni dans nos sens et nos facultés corporelles, qui soit capable de les profaner et de les rendre criminelles. Aussi saint Bernard disait-il que « la Circoncision charnelle n’était que d’un seul membre ; « mais que la Circoncision spirituelle que Jésus-Christ nous a enseignée doit être de tout l’homme ».
Voilà les grandes raisons pour lesquelles il a plu à Notre-Seigneur de se faire circoncire, et d’inspirer à la sainte Vierge et à saint Joseph la volonté de ne point l’exempter de la rigueur de cette cérémonie. On ne sait si elle se fit avec un couteau d’acier ou avec un couteau de pierre. Nous lisons, il est vrai, que Séphora, femme de Moïse, et Josué, conducteur du peuple de Dieu, se sont servis, dans une occasion, de couteaux de pierre pour la Circoncision : néanmoins il ne paraît pas qu’il existât un commandement général de ne se servir que de cette sorte d’instrument ; au contraire, il est plus probable que cela était au choix de ceux qui faisaient la cérémonie, et même qu’il était plus ordinaire de se servir de couteaux de fer et d’acier que de couteaux de pierre. Cependant, le sentiment de saint Bernard est que Notre-Seigneur fut circoncis avec un couteau de pierre ; ce qui ne put se pratiquer sans lui faire une plaie fort sanglante et lui causer beaucoup de douleur. C’était ce qu’il souhaitait le plus; et il ne demandait pas qu’on lui adoucît la loi, mais qu’on la lui appliquât dans sa plus grande sévérité.Le lieu où se fit cette cérémonie fut l’étable de Bethléem où il était né, comme nous l’apprennent saint Épiphane au livre Ier des Hérésies, et beaucoup d’autres saints Pères ; car ils disent qu’il était encore dans cette étable lorsque les Mages le vinrent adorer. L’Écriture sainte ne dit point par qui il fut circoncis ; mais il est très-croyable que ce fut par sa très-sainte Mère et par saint Joseph, que le R. P. Louis de Grenade appelle, pour ce sujet, les ministres de la Circoncision de Jésus. En effet, il était convenable que la chair innocente de cet Agneau sans tache ne fût découverte qu’à des yeux vierges, et ne fût aussi touchée que par des mains vierges et souverainement pures, telles qu’étaient celles de ces deux séraphins de la terre. Ce fut donc alors que cette épouse incomparable put dire avec vérité que la myrrhe, c’est-à-dire le sang précieux de son Fils, avait coulé et distillé de ses mains. Ce fut pour elle une plus belle parure que les saphirs et les diamants.
II. Il est temps de parler du nom adorable de Jésus qui fut donné à l’enfant en sa Circoncision. L’alliance du saint nom de Jésus avec la Circoncision ne se fit que par un grand mystère. Ce fut, premièrement, pour montrer que cet Enfant ne venait nous sauver que par son sang, dont il donnait les prémices en sa Circoncision ; secondement, pour nous apprendre que notre salut consistait à nous circoncire spirituellement, c’est-à-dire à nous dépouiller du vieil Adam et des inclinations vicieuses de la chair pour nous revêtir du nouvel Adam et des saintes inclinations de la grâce ; troisièmement, pour effacer, par la gloire d’un nom si auguste, l’ignominie apparente de la Circoncision, de même que l’opprobre de la croix fut, en quelque sorte, effacé par cette inscription magnifique qui y fut attachée : Jésus de Nazareth, roi des Juifs. En effet, si nous y faisons réflexion, nous trouverons que la Sagesse divine a presque toujours joint, dans les mystères de notre Rédemption, les grandeurs avec les abaissements et l’exaltation avec l’humiliation.
Si le Fils de Dieu prend une Mère sur la terre, c’est une Mère vierge et incomparablement plus pure que les chérubins et les séraphins. S’il naît dans une étable, sa naissance est annoncée par les anges, reconnue par les pasteurs, entourée des adorations et des prosternements des Mages, redoutée par le plus superbe des rois. S’il est obligé de s’enfuir en Égypte, les miracles l’y font respecter pendant que le sang des innocents rend sa naissance célèbre dans toute la Judée. Enfin, sa mort même, tout infâme qu’elle paraisse, est rendue très-glorieuse par une éclipse de soleil et par le bouleversement de toute la nature. C’est donc pour la même raison qu’il est appelé Jésus à sa Circoncision ; je veux dire, afin que ce nom nous l’y fasse considérer, non comme un pécheur, mais comme celui qui ôte les péchés du monde.
On peut recueillir dans les saints Docteurs plusieurs excellences de ce nom de Jésus. La première est que c’est le Père éternel qui en est l’auteur ; Car, comme dit saint Cyrille d’Alexandrie, lorsque l’Ange l’annonça à la sainte Vierge et à saint Joseph, il ne l’annonça pas de lui-même, mais de la part de Dieu qui l’avait chargé de cette mission. Et, certes, pour donner le nom à une chose, il faut avoir quelque puissance sur elle, comme Adam en avait sur toutes les créatures, et comme les pères en ont naturellement sur leurs enfants. Or, il n’y avait certainement que Dieu qui eût puissance sur Jésus-Christ, à ne le considérer même que comme homme. C’était donc à Dieu qu’il appartenait de lui donner un nom. De plus, pour imposer à quelqu’un un nom qui lui soit convenable, il faut le connaître parfaitement et en pénétrer le mérite. Or, Notre-Seigneur assure lui-même que personne ne le connaît, si ce n’est son Père éternel, comme il n’y a que lui qui connaisse naturellement son Père. C’était donc de son Père qu’il devait recevoir un nom. Enfin, nous voyons dans l’Écriture sainte que ceux pour qui Dieu a une affection particulière, et qu’il a destinés à des emplois plus éminents, ont été nommés par lui, soit avant leur naissance, soit immédiatement après, soit dans le cours de leur vie, comme cela fut fait d’Abraham, d’Isaac, de saint Jean-Baptiste et de saint Pierre. Il était donc bien juste que ce fût lui qui donnât un nom à ce Fils bien-aimé qui était le cher objet de ses complaisances et qu’il avait destiné à être le Rédempteur du monde. Cela, néanmoins, ne priva pas Marie et Joseph de l’honneur de lui imposer ce nom ; Car l’Ange leur avait dit à l’un et à l’autre : Vous l’appellerez Jésus.
Marie avait ce droit, parce qu’elle renfermait dans sa maternité toute l’autorité paternelle et maternelle, et pour Joseph, quoiqu’il n’eut point de part à sa conception ni à sa naissance, cependant il ne devait pas, dit saint Jean Chrysostome, être exclu de cette fonction, puisqu’en y participant, il ne dérogeait en rien à la souveraine dignité de son épouse. Mais l’un et l’autre ne firent autre chose que donner le nom qu’ils avaient appris par révélation, et que le Père éternel leur avait désigné.
La seconde excellence est que ce nom de Jésus est le nom propre du Verbe incarné. Je dis le nom propre, non-seulement par opposition à ses noms métaphoriques, tels que sont ceux de lion, d’agneau, de pierre, de vigne, de chemin, de lumière et beaucoup d’autres, que saint Jérôme rapporte sur le chapitre XLVI d’Ézéchiel, mais aussi par opposition à ses noms appellatifs, tel qu’est celui de Christ, et à ceux qui lui sont communs avec les autres personnes divines, ou avec les plus qualifiés d’entre les hommes, de sorte que, comme le nom du premier homme est Adam, et celui de la sainte Vierge est Marie, et celui de l’Apôtre des nations est Paul, ainsi le nom propre du Sauveur est Jésus. Il y a même des auteurs qui ont écrit que ce nom lui est si propre, qu’il n’a jamais été donné à d’autres qu’à lui, et que celui que Écriture sainte attribue à Jésus ou Josué, fils de Nun, et à Jésus, fils de Josédech, et à Jésus, fils de Sirach, s’écrivait et se prononçait autrement en hébreu que celui de Notre-Seigneur. Néanmoins, il est plus véritable que ces trois grands personnages, qui étaient les figures de Jésus-Christ, comme aussi l’ancien Joseph, Othoniel, Aod, Gédéon, Jephté et Samson, qui ont été aussi appelés Jésus et Sauveurs, avaient le même nom quant aux lettres et à la prononciation ; mais il y avait une différence infinie pour ce qui était de la signification : car ils n’ont eu ce nom qu’en raison du salut temporel qu’ils ont apporté au peuple dont Dieu leur avait confié la conduite; au lieu que Notre-Seigneur a ce nom, parce que le salut qu’il procure s’étend sur les corps et sur les âmes, sur les Juifs et sur les Gentils, sur les vivants et sur les morts, sur le temps et sur l’éternité ; parce qu’il sauve par sa propre vertu et non par une vertu étrangère. Aussi l’Ange, expliquant à saint Joseph la force de ce nom, lui dit : Vous l’appellerez Jésus, parce que c’est lui qui délivrera son peuple de ses péchés ; son peuple, c’est-à-dire toutes les nations du monde, selon qu’il est écrit : Demandez-moi, et je vous donnerai les nations pour votre héritage, les confins de la terre pour le lieu de votre domaine. C’est en ce sens que le nom de Jésus est un nom nouveau. Il ne l’est pas en tant qu’il signifie simplement Sauveur ; mais il l’est en tant qu’il signifie celui qui délivre des péchés et de la mort, et qui donne un salut parfait et accompli.
La troisième excellence est que ce nom comprend tous les autres noms que la sainte Écriture donne au Messie, tant selon sa nature divine que selon sa nature humaine, et selon l’union de l’une et de l’autre en une même personne ; de sorte que nous avons, dans ce nom, l’accomplissement de ces belles prophéties d’Isaïe, de Jérémie et de Zacharie : Il sera appelé Emmanuel, c’est-à-dire Dieu avec nous. Nommez-le, Celui qui se hâte d’enlever des dépouilles. On l’appellera Admirable, Conseiller, Dieu, Fort, Père du siècle à venir, Prince de la Paix. Voici le nom qu’on lui donnera : Le Seigneur notre Juste ; son nom sera l’Orient. Ces noms sont tirés de la cause du salut, qui est l’alliance de Dieu avec la nature de l’homme ; car Dieu seul ne pouvait pas satisfaire, et l’homme ne pouvait pas satisfaire infiniment. Il fallait à nos maux un divin remède où se trouvassent à la fois la divinité et l’humanité, c’est-à-dire la matière du salut, qui est le péché avec toutes ses suites ; la voie du salut, qui est de nous éclairer, de nous justifier et de nous remplir de force et de constance ; enfin, le terme du salut, qui est la paix éternelle et le bonheur immuable de ce siècle qui ne finira jamais. Or, le nom de Jésus signifiant un Sauveur parfait, s’étend généralement à toutes ces choses : il nous exprime et nous représente celui qui est Dieu et Homme, qui détruit le péché, qui surmonte la mort, qui dépouille l’enfer, qui enchaîne le démon, qui nous remplit de lumière, qui nous rétablit dans la grâce et dans la dignité d’enfants de Dieu, qui nous fortifie contre les tentations, qui nous donne la persévérance, qui nous ouvre la porte du royaume des cieux, et qui nous y conduit heureusement, pour régner avec lui dans l’éternité. Ainsi, il renferme tous ces noms du Messie annoncés par les prophètes, et il en est comme le précis et l’abrégé. Ajoutez qu’il renferme encore les qualités augustes de Chef, de Pasteur, de Docteur, de Législateur, de Grand Prêtre, de Victime, de Consolateur et d’Époux, qui signifient presque la même chose que ces autres noms, et qui sont aussi des apanages d’un véritable Sauveur.
La quatrième excellence, qui a beaucoup de rapport et de liaison avec la précédente, c’est que ce même nom nous remet devant les yeux toutes les actions et toutes les souffrances de Notre-Seigneur, avec ce grand nombre de fruits merveilleux qui procèdent de son incarnation, de sa passion et de sa résurrection. En effet, il n’a jamais rien fait ni souffert que pour remplir son nom et son office de Jésus et de Sauveur. S’il est né dans une étable, s’il a souffert la rigueur de la Circoncision, s’il a fui en Égypte, s’il a passé trente ans dans une vie inconnue et méprisée, s’il s’est exposé à mille travaux et à mille fatigues dans le temps de sa prédication, s’il s’est livré lui-même à l’infamie et à la cruauté du supplice de la croix, s’il est sorti glorieusement du tombeau, s’il est monté à la droite de son Père, ce n’a été que pour être parfaitement Jésus et Sauveur, et pour ne rien omettre de ce qui pouvait contribuer à notre salut. Ainsi, quand nous l’appelons Jésus, nous disons en un mot un Dieu-Homme, un Dieu pauvre, humilié, méprisé, souffrant et mourant ; nous disons un avocat tout-puissant, qui intercède continuellement pour nous dans le ciel. De même, tous les biens qui ont coulé de cette source, et qui se sont répandus dans le ciel, sur la terre et jusqu’aux enfers, ne sont autre chose que des grâces de ce Sauveur. L’allégresse rendue aux chœurs angéliques, dont le péché des démons avait troublé les célestes concerts, la délivrance des Saints qui étaient dans les limbes, la vocation des Gentils, la foi des nations, la justification des pécheurs, le renouvellement du monde, la constance des Martyrs, la lumière des Docteurs, la dévotion des Confesseurs, l’austérité des Religieux, la pureté des Vierges, la fermeté de l’Église, la mort précieuse des Justes, le couronnement des Saints et la consommation de toutes choses, sont les fruits du salut que ce divin Libérateur est venu opérer dans le monde : ils sont exprimés dans le nom de Jésus, et nous ne pouvons le prononcer sans en donner l’idée, sans les représenter à la mémoire.
La cinquième et dernière excellence est que ce divin nom a des effets admirables dans l’âme de ceux qui y pensent attentivement, et qui le prononcent avec dévotion. Écoutez ce qu’en écrit saint Bernard, au quinzième sermon sur le Cantique des cantiques ; il applique au nom de Jésus ces paroles de l’Épouse à l’Époux : Votre nom est une huile répandue ; et il dit :
« Pourquoi ce nom est-il une huile ? Je ne sais si vous en savez de meilleure raison ; mais, pour moi, je crois que c’est parce que l’huile a trois qualités, qui sont d’éclairer, de nourrir et d’oindre : elle entretient la flamme, elle nourrit la chair, elle apaise la douleur. C’est une lumière, une nourriture et un remède. Or, ces mêmes choses conviennent au nom de l’Époux ; il éclaire lorsqu’on le publie, il nourrit lorsqu’on le médite, il oint et adoucit les maux lorsqu’on l’invoque. Examinons chacune de ces qualités en particulier.
– Comment pensez-vous qu’une si grande et si soudaine lumière de la foi ait éclaté dans le monde, sinon par la prédication de Jésus-Christ ? N’est-ce pas par la splendeur de ce nom que Dieu nous a appelés à son admirable lumière ? Voilà pourquoi saint Paul dit : Vous n’étiez autrefois que ténèbres, mais à présent vous êtes lumière en Notre-Seigneur. Combien cette lumière a-t-elle été resplendissante, et combien a-t-elle ébloui les yeux de tous ceux qui la regardaient, lorsque, sortant comme un éclair de la bouche de Pierre, elle affermit les jambes et les pieds d’un boiteux, et rendit la vue à plusieurs aveugles spirituels! Ne jeta-t-il pas des flammes de feu, lorsqu’il dit : Au nom de Jésus-Christ de Nazareth, levez-vous et marchez ?
– Mais le nom de Jésus n’est pas seulement une lumière, c’est une nourriture. Ne vous sentez-vous pas réconfortés toutes les fois que vous vous en souvenez ? Qu’y a-t-il qui nourrisse tant l’esprit de celui qui y pense, qui répare si bien les forces épuisées, qui rende les vertus si mâles, qui fasse avec tant de succès persévérer dans les bonnes et louables habitudes, et qui entretienne si constamment les inclinations chastes et honnêtes ? Toute nourriture de l’âme est sèche, si elle n’est trempée dans cette huile ; elle est insipide, si elle n’est assaisonnée de ce sel. Un livre n’a point de goût pour moi, si je n’y trouve le nom de Jésus. Une conférence ou un entretien ne me plaît point, si l’on n’y parle de Jésus. Jésus est un miel à la bouche, une mélodie aux oreilles, un chant d’allégresse au cœur.
– Mais il est encore un remède. Quelqu’un de nous est-il triste ? Que Jésus vienne dans son cœur, que de là il passe à sa bouche ; de ce nom sacré n’est pas sitôt prononcé qu’il produit un beau jour qui chasse l’ennui et ramène le calme et la sérénité. Quelqu’un tombe-t-il dans un crime ? Court-il même à la mort par un désespoir? Au moment qu’il invoque ce nom de vie, il commence à respirer et à revivre. Devant ce nom salutaire, qui a jamais persisté dans son endurcissement, ou dans sa paresse, ou dans son animosité, ou dans sa langueur ? Qui est celui qui ayant perdu le don des larmes, ne les ait pas senties couler de ses yeux avec plus d’abondance et de douceur, aussitôt qu’il a invoqué Jésus ? Qui, étant saisi de frayeur dans l’appréhension d’un péril imminent, n’a pas été délivré de toute crainte et n’a pas reçu beaucoup d’assurance dès l’instant qu’il a invoqué ce nom tout-puissant ? Qui est celui dont l’esprit flottant et irrésolu n’a pas été affermi aussitôt qu’il en a imploré le secours ? Enfin qui, étant dans la défiance, et même tout près de.succomber sous le poids de quelque grande adversité, n’a pas repris une nouvelle vigueur au seul son de ce nom secourable ? Ce sont là les langueurs et les maladies de l’âme, et il en est le remède. Rien n’est plus propre que ce nom à arrêter l’impétuosité de la colère, à abaisser l’enflure de l’orgueil, à guérir les plaies de l’envie, à retenir les débordements de l’impureté, à éteindre le feu de la convoitise, à apaiser la soif de l’avarice et à bannir tous les désirs honteux et déréglés ». Telles sont les paroles de saint Bernard, qui nous marquent si distinctement les effets du nom de Jésus, qu’il ne nous reste rien à y ajouter. Nous voyons, par là, que ce nom est une huile répandue qui nous éclaire dans nos ténèbres, nous fortifie dans nos combats, et nous rend le joug de l’Évangile doux et facile ; un parfum ravissant qui réjouit notre esprit et notre cœur, et nous fait être en tout lieu la bonne odeur de Jésus-Christ ; et une manne céleste qui renferme tous les goûts et toutes les douceurs imaginables, et donne à l’âme un contentement parfait.
Il ne faut pas s’étonner si le grand Apôtre veut qu’à la prononciation de ce nom tout genou fléchisse dans le ciel, sur la terre et dans les enfers ! Il le portait si profondément gravé dans son âme qu’il ne fait autre chose que de le répéter dans ses Épîtres, sans se mettre en peine si cette répétition n’est point contre les règles de l’élégance. Et lorsqu’on lui eut tranché la tête, sa langue le prononça encore trois fois. Ce fut peut-être aussi la douceur du même nom qui changea en lait le sang qui devait sortir de son cou lorsque la tête lui fut enlevée. Saint Ignace, évêque d’Antioche et martyr, l’avait si bien imprimé sur son cœur que, lorsqu’on l’ouvrit après sa mort, on y trouva Jésus écrit en lettres d’or. Par la vertu de ce nom, plusieurs Saints ont fait de très-grands miracles, par exemple, les Apôtres, comme nous le lisons dans l’Évangile et dans le livre de leurs Actes. Saint Bernardin disait que nous devons porter à ce saint nom le même respect qu’au Sauveur lui-même, non pour les lettres dont il est composé, ni pour la voix et le son qui en font la prononciation, mais pour la dignité incomparable du Fils de Dieu fait homme qu’il nous représente. Ayons donc souvent ce nom adorable sur les lèvres; ayons-le toujours dans le cœur, et que jamais une si sainte pensée et un souvenir si salutaire ne sortent de notre esprit ; usons-en dans nos dangers, dans nos afflictions, dans nos tentations, dans nos doutes et dans nos irrésolutions, disant avec saint Anselme : Jésus, soyez-moi, Jésus ; ou : Jésus, montrez que vous êtes Jésus ; ou comme ces pauvres de l’Évangile : Jésus, fils de David, Jésus notre maître, ayez pitié de nous. Surtout prononçons-le souvent au moment de la mort, comme un nom qui est redoutable aux démons et qui dissipera facilement leurs desseins pernicieux contre nous.
Quant à la fête de la Circoncision et du très-saint Nom de Jésus, elle est très-ancienne dans l’Église, comme le prouvent les homélies et les sermons des saints Pères. Mais il y a eu de la différence dans la manière de la solenniser ; Car, au commencement, pour s’opposer aux impiétés des païens, qui passaient ce jour en débauches et en cérémonies superstitieuses, les chrétiens y jeûnaient très-rigoureusement et y récitaient des litanies comme marque de pénitence ; nous en avons d’illustres témoignages dans saint Jean Chrysostome, saint Ambroise, saint Augustin, saint Maxime de Turin et saint Pierre Chrysologue, cités par le cardinal Baronius en ses Commentaires sur le Martyrologe. Le quatrième concile de Tolède, tenu l’an 636, défendit même d’y chanter l’Alleluia ; et, avant lui, le second Concile de Tours et celui d’Auxerre en avaient condamné les étrennes diaboliques et les autres restes du paganisme. Mais depuis que ces superstitions ont été abolies, l’Église a changé de face et a pris en ce jour ses habits et ses chants de joie, non pas à cause de Janus, à deux visages, que les idolâtres adoraient, mais à cause de Jésus-Christ, Dieu et Homme, humilié par la Circoncision et exalté par le nom sacré de Jésus, qui est l’objet de sa vénération et de son amour.
Réflexion Pratique
Travaillez à circoncire, c’est à dire à retrancher toute action, toute parole, tout désir qui n’est pas conforme à la règle de l’Évangile.